« Le statut juridique des eaux d’outremer : un legs de la longue histoire coloniale »[1]
Par Monica Cardillo
Professeur agrégé des Facultés de droit
Centre de Droit Maritime et Océanique (CDMO)
Nantes Université
L’article L5121-1 du Code général de la propriété des personnes publiques de 2006, dispose que « dans les départements de la Guadeloupe, de la Guyane, de la Martinique et de La Réunion, les sources et, par dérogation à l’article 552 du code civil, les eaux souterraines font partie du domaine public de l’État ; les cours d’eau et lacs naturels, sous réserve de leur déclassement, font partie du domaine public fluvial ». D’autres dispositions, à l’intérieur de ce même code ou dans d’autres textes juridiques, précisent les modalités d’accès, d’usage et de prélèvement de la ressource. Contrairement au territoire hexagonal où le législateur fait la distinction entre les eaux domaniales et les eaux non domaniales, incluant dans la première catégorie essentiellement les grands cours d’eau, dans les départements d’outre-mer il applique un régime juridique spécifique attribuant l’ensemble des eaux superficielles et souterraines, stagnantes et courantes, naturelles et artificielles au domaine public de l’État. Ce double régime s’explique en raison de la longue histoire reliant la France à ces terres et est le résultat d’une continuité juridique ayant résisté à des multiples changements socio-politiques et s’étant affirmé comme un régime classique et ordinaire.
L’inclusion de toutes les eaux dans le domaine public de l’État est en effet une volonté et une pratique du colonisateur français qui se formalise juridiquement sous le « second empire colonial ». C’est par la loi du 16 juin 1851, sur la constitution de la propriété en Algérie, que le colonisateur introduit le régime de la domanialité publique de toutes les eaux, « lacs salés, cours d’eau de toutes sortes, sources », s’appropriant ainsi la ressource dans sa globalité. Ce même régime va être appliqué dans tous les territoires du globe que la France colonise jusqu’au milieu du XXe siècle. Par une une disposition identique, à quelques exceptions près, à toutes les colonies, font partie du domaine public : le rivage de la mer jusqu’à la limite des plus hautes marées, ainsi qu’une zone de 100 mètres, les cours d’eau navigables ou flottables, les sources et cours d’eau non navigables ni flottables, les lacs, étangs et lagunes, les canaux d’irrigation, navigation, etc.
À une époque où en métropole la question du statut juridique des petits cours d’eau reste dans le vide juridique pendant environ un siècle, cette mainmise sur les eaux aux colonies divise la doctrine et anime un long débat entre les tenants de la propriété privée et les partisans de la domanialité publique. Les premiers définissent la domanialité publique des eaux comme un « principe détestable », « arbitraire », contraire aux dispositions du Code civil et aux droits locaux. Ils craignent également qu’il s’agit d’un moyen pour imposer, par effet de ricochet, cette même règle en métropole. C’est ce que redoute le député Raudot s’insurgeant à ce propos contre les adversaires :
« Je soutiens qu’en France il y a une école qui dans cette question, regarde le code civil comme non avenu ; qu’une partie de l’administration prétend faire rentrer dans le domaine public, sous prétexte de réglementation, tous les cours d’eau quelconques. Cette prétention est déjà la cause de graves difficultés, de réclamations nombreuses […]. Eh bien ! Ce principe, on veut le porter en Algérie, et quand il aura passé dans une loi solennelle, on vous dira qu’il peut changer dans le même sens la législation en France. Si vous faites cela, vous rendez l’administration maîtresse de tous les cours d’eau ; elle pourra en donner aux uns, ôter à l’autre : il n’y aura plus de propriété utile, inviolable : avec un tel principe, vous tuez la colonisation en Algérie ; en présence de cet arbitraire il n’y aura pas un colon sérieux ».
Les domanistes (les partisans de la domanialité publique des eaux), en revanche, partent de l’idée tendancieuse selon laquelle aux colonies la propriété privée n’existe pas et qu’il faut au contraire l’introduire. Par conséquent, pour assurer la colonisation et établir un vaste système d’irrigation, la première action serait celle d’adopter une législation spéciale sur la ressource : s’emparer de l’eau et se réserver le droit de la distribuer entre les colons, c’est-à-dire entre les « propriétaires qui se rendent sur cette terre brûlante pour la fertiliser ». L’administration accomplirait, d’après cette doctrine, un « acte tutélaire » permettant d’une part la sauvegarde de la ressource dans ces territoires qualifiés d’arides et, d’autre part, une distribution selon les besoins. En métropole, inclure tous les cours d’eau dans la même catégorie signifie, pour les rapporteurs de la première grande loi sur l’eau du 8 avril 1898, porter une atteinte grave aux droits acquis et aux usages séculaires « sans utilité réelle ». Aux colonies, des « raisons supérieures de nécessité publique » légitiment cette emprise globale sur la ressource aquatique. D’après les professeurs Rolland et Lampué dans leurs Précis de Législation coloniale, « les cours d’eau coloniaux, nécessaires à tous, sont affectés par la nature même à la satisfaction des besoins généraux ».
Plus précisément, le colonisateur avance trois raisons d’ordre économique, géographique et historique au soutien du régime public des eaux. D’abord, puisque « l’avenir de la France est dans ses colonies », « source inépuisable de prospérité », l’indépendance économique de la France est étroitement liée à la mise en valeur de son domaine colonial », écrit le professeur Richet en 1919 dans son livre intitulé Le problème colonial. Ensuite, l’eau apparaît comme rare dans les vastes territoires qui composent les colonies ; elle est indispensable à la vie et à la santé des individus ; du point de vue du développement de la colonisation, aucun projet d’agriculture ne serait réalisable sans un système d’irrigation régulier ni une juste répartition des eaux. On reconnait que le droit colonial « s’il dépasse la mesure du droit généralement établi, il ne fait que se soumettre aux inévitables et permanentes nécessités du climat et du sol […]. Il y a en Algérie un soleil que vous n’avez pas en France : il faut faire la part de cette terre et de ce soleil ». L’action de la puissance colonisatrice est alors, pour cette doctrine, « extrêmement bienfaisante », car elle permet d’éviter tout gaspillage d’eau dans ces pays « désolés souvent par la sécheresse ». Enfin, dans son arrêt du 20 avril 1874, la Cour de Cassation considère que, « d’après un ancien usage consacré par la législation coloniale, tous les cours d’eau de la colonie [en l’occurrence il s’agissait de l’île de la Réunion] font partie du domaine public ». Une décision de la Cour d’appel de la Guadeloupe, du 1er mars 1909, confirme qu’aux Antilles tous les cours d’eau font partie du domaine public et que « c’est là un principe qui remonte à l’époque de la prise de possession des îles et qui a toujours été consacré par la législation et la jurisprudence ». Le motif historique est alors (improprement) évoqué pour rappeler que le législateur colonial, à l’instar de la métropole, adopte le même principe selon lequel toutes les eaux qui appartenaient au domaine de la Couronne sous l’Ancien Régime passent, après la Révolution, dans le domaine public colonial.
Toutefois, il faut préciser que sous le « premier empire colonial français », aucune disposition ne régit de manière expresse et générale les eaux en tant que biens du domaine public. La réglementation s’est édifiée par voie spéciale, à partir de quelques exemples des mesures de police et de protection imposées alors aux colonies. On observe un certain nombre d’ordonnances de l’intendant ou du conseil souverain prises au XVIIIe siècle pour lutter contre les abus de premiers colons utilisant les eaux à leur guise. On parle d’« eau abusée », en Nouvelle-France notamment ; on interdit l’utilisation des substances vénéneuses pour la capture des poisson ; en Martinique, des dispositions sont prises en 1788 pour assurer à tous les habitants un droit à l’usage des eaux et éviter l’accaparement de cette ressource par une minorité.
Un conseil, appelé Tribunal terrier, est également mise en place pour connaître des différentes demandes relatives à l’utilisation de la ressource (conduite, distribution, passage des eaux, contestations, conflits entre usagers, etc.). Sous l’Ancien Régime se construit donc la domanialité publique dont la Troisième République entérinera à la fois le principe juridique, la portée élargie ainsi que les multiples difficultés conséquence de cette mainmise. Les anciens 50 pas du roi, également inclus dans le domaine public, en sont l’exemple le plus parlant. Réserve d’ « origine assez nuageuse », créée « par l’usage et [...] conservée par la tradition », définie d’inopportune et prête à disparaître au début du XIXe siècle, , elle est pourtant élargie et appliquée dans les nouvelles colonies d’Afrique : ce n’est que par « habitude d’entendre un peu partout parler de cette réserve […] qu’on s’est attaché à l’idée sinon à la chose », écrit Boudillon, auteur en 1907 de l’avant-projet de décret réorganisant le domaine en Afrique occidentale française.
La nature publique des eaux ne sera pas non plus un souvenir de l’histoire coloniale, mais ce même principe juridique sera confirmé par les droits contemporains, français pour les territoires ultramarins, africains pour les États naissants des indépendances. La gestion des eaux va dès lors s’inscrire dans une continuité historique et s’enfermer dans l’ancien monde de la francophonie juridique. L’origine coloniale, économique et instrumentale, de la domanialité publique des eaux ainsi perpétuée aura comme conséquence la négation des droits locaux et une mise en insécurité de la ressource elle-même. Il s’ensuivra un panorama juridique pluraliste et stratifié où les eaux seront tiraillées entre une action (faible) de protection et sauvegarde de la part de l’État, et une réaction (substantielle et informelle) des droits endogènes.
Face aux exigences environnementales actuelles et dans un souci de restitution de légitimité juridique, il serait souhaitable de s’extraire d’une vision beaucoup trop eurocentrée et de réfléchir à l’inclusion d’une nouvelle ontologie juridique dans les débats nationaux et internationaux.
[1] Ces réflexions sont tirées de ma thèse de doctorat en histoire du droit, intitulée L’eau et le droit en Afrique aux XIXe et XXe siècles. L’expérience de la colonisation française, soutenue à l’Université de Montpellier le 30 novembre 2018.