Dlo la tè, dlo lanmè
Mieux comprendre la relation des Martiniquais aux milieux aquatiques pour concilier perceptions, usages et préservation
Retours sur une décennie de recherches
Anne Rivière-Honegger, Marylise Cottet, Ana Gonzalez Besteiro, Oméya Desmazes, UMR 5600 Environnement Ville Société CNRS - ENS de Lyon
Un impératif légal : la prise en compte du public dans la gestion de l’environnement
Convention d’Aarhus ; Directive Cadre Européenne ; SDAGE (sous-orientation IV-C : « Mieux communiquer et agir efficacement sur les comportements »)
Quels apports de la recherche en sciences humaines et sociales pour y contribuer ?
Les sociétés entretiennent des relations plurielles aux milieux naturels et forment avec eux de véritables systèmes socio-écologiques. Les politiques publiques dans le domaine de l’eau et des milieux aquatiques sont amenées aujourd’hui appréhender une grande diversité de problématiques : protection de la ressource, développement des usages économiques et récréatifs, protection de la biodiversité, etc. Ces problématiques, aux imbrications toujours plus complexes, doivent être articulées de manière intégrée à différentes échelles territoriales (insulaire, bassins-versants, etc.).
La mise en œuvre de réponses adaptées requiert souvent une approche faisant discuter les sciences sociales, les sciences de l’environnement et les sciences de l’ingénieur. Dans cette démarche, les recherches en géographie sociale de l’environnement peuvent, au travers d’enquêtes en lien avec le territoire (observation des pratiques, entretiens, questionnaires, cartes mentales, ateliers participatifs), aider à démêler cette toile.
Leurs résultats apportent des éléments de connaissance et un renouvellement des questionnements pour les gestionnaires de l’eau et des milieux aquatiques, soucieux d'intégrer les habitants à la définition des questions à résoudre et aux décisions.
La Martinique dispose d’une grande diversité de milieux aquatiques qui abritent de nombreuses espèces animales et végétales. C’est notamment le cas des rivières, des mangroves et des récifs coralliens. Ces milieux aquatiques sont des lieux vécus où les usages sont multiples. Ils représentent des espaces culturellement importants. Aussi, mieux comprendre les liens entre les habitants de l’île et ces milieux aquatiques contribue à améliorer l’élaboration et la mise en œuvre des démarches de gestion en vue de leur préservation.
Au cours de la dernière décennie, trois études ont été successivement menées, associant acteurs de la recherche (Unité Environnement Ville Société - Ecole Normale Supérieure de Lyon, et Unité PHEEAC[i] - Université des Antilles) et acteurs de l’aménagement et de la gestion de l’eau en Martinique. Les deux premières (2015-2017) mettent le focus sur les liens des Martiniquais avec les rivières puis avec les mangroves. Pour les habitants, les principales causes ayant amené une modification de leur relation aux rivières au cours de ces cinquante dernières années sont le changement des modes de vie et la fin des pratiques liées aux rencontres familiales et aux activités quotidiennes de chaque individu et foyer (se laver, laver le linge, chercher de l’eau, etc.). Ils observent que cette fréquentation plus rare doublée d’un moindre entretien des chemins et des berges a un impact sur leur accès aux cours d’eau.
Les mangroves, longtemps perçues comme un milieu difficile d’accès, parfois impénétrable, voire insalubre, apparaissent aujourd’hui comme un lieu privilégié d’accueil de la biodiversité, à découvrir et à préserver. Enfin, la dernière étude (2020-2024) s’attache à développer et à mettre en œuvre une méthode d’analyse de la connectivité entre les sociétés et les écosystèmes aquatiques dans les petits bassins-versants maritimes insulaires tropicaux. Une enquête par entretiens a été conduite auprès d’habitants sur trois bassins-versants : le Galion, la Lézarde, la Rivière-Pilote ; une autre a été menée auprès de gestionnaires; et enfin, un géoquestionnaire a été diffusé aux habitants à l’échelle de l’île (encadré 1). Cette étude analyse les connectivités de martiniquais à leur bassin versant et permet de dégager les enjeux pour la gestion de la biodiversité et de la pollution (figure 1).
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L’un des principaux résultats de l’étude est que la raison principale pour laquelle les habitants se sensibilisent et s’attachent aux milieux aquatiques provient de leur propre expérience de terrain et de la connaissance que leur procure la transmission intergénérationnelle et sociale.
Mais alors comment promouvoir des liens affectifs, sensibles et cognitifs aux milieux aquatiques par l’expérience in situ ? Et comment favoriser la reconnexion à la nature et des comportements pro-environnementaux ?
Une expérimentation réussie s’est appuyée sur l’organisation de plusieurs formations auprès d’enseignants et d’élèves (notamment 700 éco-conseillers représentants la quasi-totalité des établissements scolaires de Martinique), sur la production de livrets sur les trois bassins-versants d’étude et sur l’organisation de sorties scolaires sur chacun de ces bassins-versants, co-organisées avec les acteurs de la recherche et de l’éducation et les gestionnaires (2022-2024). La production d’un magazine numérique retrace les activités co-réalisées avec les élèves des sept classes participantes du Rectorat de la Martinique : https://view.genial.ly/62e183ae5f460a0011274019 [ii]
La poursuite et la systématisation de cette expérience seraient une première réponse collective à apporter aux défis ultramarins de la reconnexion des habitants aux écosystèmes d’eau douce. Et si, dès cette année, on instituait que chaque enfant martiniquais parte à la découverte du bassin-versant dans lequel se trouve son établissement scolaire ? Ce serait indubitablement un pas décisif vers une réappropriation des milieux aquatiques. Un dispositif éducatif autour de la biodiversité a été lancé en septembre 2023, les Aires Educatives Fluviales. Il s’ajoute à celui des Aires Marines Educatives (AME) qui ont déjà fait la preuve de leur intérêt en Martinique avec déjà des classes engagées (il existe 8 AME). C’est un nouveau cadre d’action prometteur pour développer de nouveaux rapports au vivant et inciter les élèves à inventer le futur des milieux aquatiques martiniquais.
Encadré 1 - Les habitants de la Martinique et les milieux aquatiques
Lieux favorisant les contacts avec la biodiversité auxquels les Martiniquais sont attachés
La majorité des habitants enquêtés (54%) déclare avoir un lien fort à la nature martiniquaise. Seuls 8,3 % d’entre eux estiment avoir un lien faible voire inexistant. Dans 69,7% des cas, les enquêtés évoquent le caractère naturel et/ou aquatique du lieu indiqué sur la carte pour justifier leur attachement en réponse à la consigne « indiquer sur la carte un lieu de contact avec la nature auquel vous êtes particulièrement attaché. ».
Les habitants ne sont pas attachés à une nature générique mais bien à certains milieux spécifiques. Comme en témoigne le nuage de mots, les habitants associent avant tout la « nature » et « l’eau » en Martinique à des milieux aquatiques spécifiques : les rivières, la mer et les mangroves, ce qui suggère qu’ils ont noué des liens spécifiques avec chacun d’entre eux.
Nuage des 50 mots les plus fréquemment cités en évocation des termes de « nature » et
d’ « eau »
Source : enquête en ligne auprès de la population à l’échelle de l’île, 2020, répondants : 597 ; mots : 1914
[i] PHEEAC, voir rubrique partenariat
[ii] Voir l’article « Les jeunes de Martinique et leur perception des rivières »